Qu'est-ce que la théorie du Donut de Kate Raworth ?

Comment concilier les enjeux sociaux et les limites planétaires ? Découvrez la théorie du Donut de l'économiste Kate Raworth !

VISION SYSTÉMIQUE

Judicaël LE GALL

12/18/202412 min read

Introduction

La théorie du Donut est un modèle proposé par l'économiste Kate Raworth qui intègre à la fois les enjeux sociaux et écologiques. Elle l'a détaillée dans son livre La théorie du Donut : l'économie de demain en 7 principes, publié en 2018. Le nom "Donut" provient de la forme de la représentation schématique de cette théorie. Cette représentation se compose de deux limites : une bordure extérieure, correspondant au plafond écologique à ne pas dépasser, et une bordure intérieure, associée au plancher social à garantir.

La zone entre ces deux bordures représente un espace sûr et équitable pour l'humanité.

Ces frontières ne doivent pas être perçues comme des limites contraignantes. Au contraire, elles définissent le cadre dans lequel nous pouvons exprimer notre potentiel et développer nos capacités. Comme le souligne Kate Raworth, les grands musiciens s'expriment à travers les limites de leurs instruments, et les sportifs, à travers les règles de leur sport et les dimensions de leurs terrains de jeu.

Pour parvenir à ce modèle, Kate Raworth est partie du constat que nous avons besoin d'une économie qui nous permette de prospérer, qu'elle soit en croissance ou non. Actuellement, c'est l'inverse : nous avons une économie en croissance, qu'elle nous fasse prospérer ou non.

Cela s'explique en partie par l'importance accordée au PIB (Produit Intérieur Brut). Inventé dans les années 1930, le PIB mesure la production de richesses en évaluant la valeur de tous les biens et services produits dans un pays sur une année. En tant qu'indicateur dominant, il pousse de nombreux pays et responsables politiques à croire que les solutions aux problèmes économiques résident dans une croissance accrue du PIB.

Pour inverser cette tendance néfaste, Kate Raworth propose de viser un objectif plus ambitieux que la simple croissance : répondre aux besoins de l'humanité sans compromettre les conditions de vie sur Terre. Cela permettrait à l'humanité de prospérer tout en préservant les conditions de sa survie. Il s'agit de trouver un équilibre dynamique qui nous maintienne dans la zone verte du Donut, un espace sûr et juste pour l'ensemble de l'humanité.

Cela implique de repenser l'ensemble de notre système économique, en passant d'un modèle extractiviste, linéaire et centralisé, à un système régénératif, circulaire et distributif. L'objectif est d'assurer à tous l'accès à la santé, l'éducation, les finances, l'énergie, et tous les autres fondements sociaux.

Bien sûr, la croissance a ses bienfaits, comme on peut l'observer dans la nature où les plantes et les enfants grandissent. Cependant, cette croissance ne peut pas être infinie, sinon elle devient un cancer. Chacun connaît les effets dévastateurs d'un cancer sur le corps humain : il se développe de manière incontrôlée, étouffe les organes et les processus vitaux, jusqu'à entraîner la mort de l'organisme et la sienne avec.

Théorie du Donut de Kate Raworth
Théorie du Donut de Kate Raworth

Le plancher social

Le plancher social constitue la partie interne du Donut. Il repose sur un socle de onze fondements sociaux (ou douze, selon les regroupements effectués). Cette limite interne rassemble les éléments essentiels à une vie digne pour chaque être humain, correspondant aux besoins fondamentaux qui doivent être satisfaits, tels que la faim, la soif, la sécurité, et l'éducation. Chaque aspect du plancher social représente une condition indispensable pour assurer le bien-être humain et l'épanouissement des individus.

Voici une description plus détaillée des principaux fondements sociaux :

  • Eau : Accès universel à l'eau potable, essentiel pour la survie et la santé.

  • Revenus : Assurance d'un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de base.

  • Éducation : Accès à une éducation de qualité pour tous, indispensable pour le développement personnel et professionnel.

  • Résilience : Capacité à faire face aux crises économiques, environnementales ou sociales.

  • Voix : Participation politique et représentation, garantissant que chacun a la possibilité de s'exprimer et d'influencer les décisions qui l'affectent.

  • Emplois : Accès à un travail digne et rémunérateur, offrant stabilité et satisfaction.

  • Énergie : Accès à une énergie durable et abordable, nécessaire pour les activités quotidiennes.

  • Équité sociale : Réduction des inégalités et promotion d'une justice sociale pour tous.

  • Égalité des sexes : Parité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines de la société.

  • Santé : Accès à des soins de santé de qualité pour prévenir et traiter les maladies.

  • Nourriture : Sécurité alimentaire et accès à une alimentation suffisante et nutritive.

Ces fondamentaux sociaux s'inspirent des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies (ONU), qui visent à éradiquer la pauvreté, protéger la planète et garantir la prospérité pour tous d'ici 2030. Chaque objectif joue un rôle crucial pour assurer un socle vital où chaque individu peut non seulement survivre, mais également prospérer.

Bien qu'ayant progressés partout dans le monde, aucun de ces 12 indicateurs n'est respecté sur l'ensemble de la planète. Le plancher social n'est pas encore acquis.

Objectifs de développement durable de l'ONU
Objectifs de développement durable de l'ONU

Le plafond environnemental

Au-dessus du plancher social se trouve un plafond environnemental qu'il est impératif de ne pas franchir pour maintenir une zone stable et pérenne pour l'humanité. Ce plafond repose sur les neuf limites planétaires définies en 2009 par un groupe de scientifiques du Stockholm Resilience Center, dirigé par Johan Rockström et Will Steffen. Ce groupe a identifié les processus biophysiques essentiels qui régulent la stabilité et la résilience du système terrestre. Ils ont proposé un cadre quantifiant ces neuf limites planétaires, soulignant qu'il est crucial de ne pas les dépasser si nous voulons préserver des conditions propices à la vie humaine sur Terre.

Voici les neuf limites planétaires et leur état actuel :

  • Changement climatique : Cette limite, liée à la concentration de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, a été franchie. Le dépassement de cette frontière accentue les phénomènes climatiques extrêmes et menace les écosystèmes.

  • Intégrité de la biosphère : Cette frontière, qui concerne la biodiversité et les écosystèmes, a également été franchie. La perte accélérée des espèces met en danger les services écosystémiques essentiels à la vie humaine.

  • Perturbation des cycles biogéochimiques : La perturbation des cycles de l'azote et du phosphore, essentiels à la fertilité des sols, a dépassé les limites soutenables, entraînant une pollution des écosystèmes aquatiques et terrestres.

  • Changement d'usage des sols : Cette frontière, relative à la conversion des terres naturelles en zones agricoles ou urbaines, a été franchie, menaçant la biodiversité et la régulation climatique.

  • Cycle de l'eau douce : En 2022, cette limite a été franchie, mettant en péril la disponibilité de l'eau potable et l'équilibre des écosystèmes aquatiques.

  • Nouvelles pollutions chimiques : Cette frontière, incluant les produits chimiques synthétiques comme les plastiques et les substances toxiques, a été franchie, posant des risques pour la santé humaine et environnementale.

  • Acidification des océans : Provoquée par l'absorption de CO2 par les océans, cette frontière est proche du dépassement. L'acidification menace la vie marine, en particulier les coraux et les coquillages.

  • Appauvrissement de l'ozone stratosphérique : Grâce à des efforts mondiaux comme le Protocole de Montréal, cette limite n'a pas été dépassée pour le moment, contribuant à la protection contre les radiations UV.

  • Concentration atmosphérique en aérosols : Cette limite, liée aux particules fines en suspension dans l'air, n'a pas encore été franchie. Cependant, une concentration élevée pourrait affecter le climat et la santé humaine.

Depuis l'identification initiale en 2009, deux mises à jour ont été réalisées : une en 2015 et une autre en 2022. À ce jour, six de ces limites ont été dépassées et une autre est proche de l'être. Ces dépassements mettent en danger la stabilité de notre planète et soulignent l'urgence d'agir pour respecter ces frontières écologiques.

7 principes clés de l'économie de demain

Dans son livre publié en 2018, Kate Raworth présente sept principes clés pour l'économie de demain. Bien que ces principes puissent être complétés et étoffés par d'autres idées, ils offrent des lignes directrices pour repenser le monde économique futur.

1 - Changer le but

Au XXe siècle, on a assisté à la poursuite absurde d'une croissance infinie, avec le PIB (Produit Intérieur Brut) comme principal indicateur. L'objectif de notre économie est devenu la croissance perpétuelle. Les politiques à travers le monde se concentrent sur cette croissance, en promettant monts et merveilles.

Et si nous changions d'indicateur ? Si la croissance n'était plus le but ultime ? Kate Raworth propose ainsi un objectif plus ambitieux : répondre aux besoins de l'humanité sans compromettre les conditions de vie sur Terre. C'est l'essence de sa théorie du Donut, avec un plancher social et un plafond environnemental. L'enjeu est de rester dans la zone sûre et juste pour l'humanité, entre les deux bords du Donut.

2 - Raconter une nouvelle histoire, avoir une vision globale

En 1947, plusieurs économistes ont défini les bases du néolibéralisme. Le marché, perçu comme efficace et capable de se réguler de lui-même, a été placé au centre de l'économie, effaçant l'État considéré comme incompétent et les communs comme inutiles. Comme les précédents, ce modèle repose sur une hypothèse fictive de ressources infinies et réduit toute valeur à une mesure de prix.

Pour Kate Raworth, il est temps de raconter une nouvelle histoire et de replacer l'économie au service du vivant. Ainsi, elle propose de réintégrer les parties prenantes de l'économie (foyers, État, communs, marché) dans la société, elle-même ancrée au sein de notre planète et son écosystème vivant.

3 - Nourrir notre humanité

En économie, l'homme économique rationnel est souvent défini pour être étudié. Kate Raworth le représente comme un individu isolé, avec de l'argent en main, le cœur plein d'égo, des calculs plein la tête et la nature à ses pieds. Elle critique ce modèle, soulignant qu'à force d'être étudié, il finit par se matérialiser et dévaloriser l'altruisme en se focalisant sur l'intérêt personnel. Ce modèle influence progressivement nos comportements, nous transformant en individus bizarres - ou en anglais : WEIRD pour Western, Educated, Industrial, Rich, Democratic.

Les comportements humains sont profondément influencés par l'environnement. Il est donc crucial de repenser le modèle économique pour refléter une vision plus authentique de l'humanité : des êtres sociaux, adaptables, interconnectés avec la nature, empreints d'empathie et prêts à collaborer.

Il est essentiel de passer du "moi" individualiste et compétitif au "nous" collectif.

4 - Se familiariser avec la notion de systèmes

Au XIXe siècle, les économistes ont tenté d'établir des lois économiques similaires à celles de la physique, fondées sur des équilibres, comme la loi de l'offre et la demande. Ces lois simplistes se sont révélées incapables de décrire ou de prédire les crises économiques.

Il est temps d'abandonner ces modèles mathématiques réducteurs et de reconnaître l'économie comme un système complexe, dynamique et adaptatif. Une approche systémique, comme celle développée par le groupe du MIT (Massachussetts Institute of Technology) à l'origine du rapport Meadows, est nécessaire pour comprendre et gérer les défis économiques actuels.

5 - Designer l'économie pour distribuer

Un mythe économique bien ancré est que la richesse finit par ruisseler et enrichir l'ensemble de la société. Pourtant, les inégalités de richesse n'ont jamais été aussi grandes, tant dans les pays riches que dans les pays en développement.

Il est illusoire d'attendre que la croissance économique résolve d'elle-même ces disparités. Il faut concevoir une économie distributive, où les revenus et les richesses sont redistribués de manière plus équitable. Ce système doit également décentraliser d'autres formes de richesse, telles que les technologies et les idées, pour éviter toute forme de monopole.

6 - Designer l'économie pour régénérer

Notre modèle économique actuel est linéaire et dégénératif : nous prenons, fabriquons, utilisons et jetons. Ce système unidirectionnel n'est pas durable. Kate Raworth préconise une transition vers un modèle régénératif et circulaire, où les ressources sont réutilisées et régénérées.

L'économie n'est pas une machine. Nous sommes tous des designers potentiels de l'économie de demain, mais les États doivent créer un cadre légal pour redéfinir les objectifs des entreprises.

Amsterdam est un exemple de ville s'engageant dans ce modèle du Donut, avec l'ambition de devenir circulaire et régénérative d'ici 2050.

7 - Être agnostique de la croissance

Les promesses de croissances "vertes", "inclusives", "intelligentes" ou "résilientes" se multiplient, mais la croissance reste l'objectif principal, même lorsqu'elle ne favorise plus notre prospérité. Pourtant, rien dans la nature ne croît indéfiniment. Tout organisme croît, atteint sa maturité, puis se stabilise.

Le PIB devrait pouvoir diminuer si nécessaire pour permettre des transformations sociétales. Il ne devrait plus être l'objectif absolu. Nous devons adopter un paradigme global pour affronter les crises multiples en cours, mettant l'accent sur la prospérité, le bien-être et la résilience des communautés, plutôt que sur la croissance seule.

Qui est Kate Raworth ?

Kate Raworth est une économiste britannique de renom, connue pour ses travaux novateurs sur l'économie durable. Après avoir obtenu un diplôme en politique, philosophie et économie à l'Université d'Oxford, elle a poursuivi sa carrière dans des institutions de premier plan, où elle a acquis une vaste expérience dans le domaine du développement et de la justice sociale.

Elle a travaillé pendant plusieurs années pour le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), où elle s'est concentrée sur des projets visant à réduire la pauvreté et à promouvoir un développement durable. De 2011 à 2013, elle a été chercheuse à Oxfam, une organisation internationale engagée dans la lutte contre les inégalités et la pauvreté. C'est au cours de cette période qu'elle a commencé à développer les idées qui allaient donner naissance à la théorie du Donut.

Aujourd'hui, Kate Raworth est chercheuse associée à l'Institut de changement environnemental de l'Université d'Oxford, où elle enseigne et continue de promouvoir ses idées sur l'économie circulaire et régénérative.

Depuis 2012, elle se consacre à la théorie du Donut, un modèle économique innovant qui vise à concilier les besoins fondamentaux de l'humanité avec les limites écologiques de la planète. Son objectif est de revenir aux bases essentielles, tant humaines que physiques, auxquelles aucune société ne peut échapper. Selon elle, il est essentiel de repenser la manière dont nous structurons notre économie pour garantir une prospérité partagée qui respecte les limites planétaires.

Kate Raworth
Kate Raworth

Tous les pays encore en voie de développement ?

L'indicateur traditionnellement utilisé pour évaluer le niveau de développement d'un pays est le PIB (Produit Intérieur Brut). Cet indicateur économique mesure la quantité de richesse produite par un pays en évaluant la valeur totale des biens et services produits sur une année. Cependant, le PIB reste un indicateur simpliste qui ne prend pas en compte les limites environnementales physiques de notre système terrestre. De plus, il ne permet pas de mesurer des aspects essentiels du développement, tels que le bien-être ou le bonheur de la population.

Lorsqu'on compare les "donuts" de différents pays, il est frappant de constater qu'aucun pays ne se situe entièrement dans la zone verte. Les pays dits "développés" dépassent souvent la majorité des limites planétaires, représentant ainsi le plafond écologique. En revanche, la plupart des pays en développement ne satisfont pas pleinement aux critères sociaux du plancher social, tels que définis par le modèle du donut.

Prenons l'exemple de la France et du Mozambique. En France, bien que le pays dépasse certaines des limites environnementales critiques, il remplit assez largement les critères du plancher social. En revanche, le Mozambique lutte encore pour atteindre certains des objectifs sociaux fondamentaux, mais son empreinte environnementale est très réduite.

Face à ces limites du PIB, l'initiative Earth4All propose un remplacement de cet indicateur par un nouveau modèle : le bien-être global. Cet indicateur prend en compte plusieurs facteurs essentiels, tels que le PIB par habitant, les services gouvernementaux, la pollution environnementale, les inégalités sociales et les perspectives d'avenir. En intégrant ces éléments, cet indicateur offre une mesure plus holistique et objective du développement, en s'interrogeant notamment sur la question de savoir si le niveau de bien-être est susceptible d'augmenter ou de diminuer à l'avenir.

Sources

The limits to growth (Les limites à la croissance dans un monde fini), Denis et Donella Meadows & Jorgen Randers, 2012

La théorie du Donut : l'économie de demain en 7 principes, Kate Raworth, 2018

La théorie du Donut en 3 min, Béatrice Mingam, 2022

A healthy economy should be designed to thrive, not grow, Kate Raworth, TED Talks, 2018

Earth for All : A Survival Guide for Humanity, résumé analytique, septembre 2022